- OUVRIER (MOUVEMENT)
- OUVRIER (MOUVEMENT)Le mouvement ouvrier est devenu une des données fondamentales du monde contemporain. Ne serait-ce d’abord qu’au point de vue quantitatif. On peut à l’heure présente évaluer à environ deux cents millions les effectifs des ouvriers qui adhèrent aux principales centrales syndicales internationales. Ces chiffres sont au total impressionnants quand on songe que ces centrales sont relativement récentes. Néanmoins, ils ne correspondent qu’à une minorité de la classe ouvrière, le taux de syndicalisation variant beaucoup suivant les pays, les professions et même la conjoncture. Il conviendrait d’ajouter à ces chiffres ceux des adhérents aux coopératives ouvrières ou aux partis politiques se réclamant de la classe ouvrière.Le fait même qu’il s’agit d’une «minorité organisée» démontre que l’histoire du mouvement ouvrier ne se confond ni avec une histoire du travail, ni même avec une histoire des travailleurs. Par contre, on doit rattacher au mouvement ouvrier des individus qui n’appartiennent pas à sa classe ouvrière mais qui s’affirment, par adhésion à un parti politique ouvrier, solidaires de la classe ouvrière.Essayant précisement de différencier l’histoire du mouvement ouvrier de l’histoire des travailleurs, Marcel David, dans son ouvrage Les Travailleurs et le sens de leur histoire (1967), parvient à la définition suivante: «Par mouvement ouvrier, on entend [...] la série d’institutions où se retrouvent les travailleurs et tous ceux qui choisissent de militer à leurs côtés, conscients les uns et les autres de leur solidarité et de l’utilité pour eux de s’organiser en vue de préciser leurs objectifs communs et d’en poursuivre la réalisation.»De cette définition, se dégagent quatre composantes essentielles, que l’on peut sans doute distinguer mais qui sont, à vrai dire, devenues inséparables dans le mouvement réel de l’histoire. Pour qu’il y ait mouvement ouvrier, il faut, premièrement, qu’il y ait des «institutions», c’est-à-dire des organisations (syndicales, coopératives et politiques); deuxièmement, que les travailleurs qui y participent soient parvenus à une conscience (plus ou moins complète et plus ou moins durable ) de la solidarité de fait qui les unit. Il convient troisièmement que des objectifs aient été définis. Ces objectifs peuvent être à court terme (simplement défensifs ou revendicatifs) ou à long terme (visant à une profonde mutation des bases mêmes de la société capitaliste, voire à son renversement et à son remplacement par un autre type de société). Ce qui implique une réflexion sur le sens de l’histoire, c’est-à-dire une idéologie. On ne peut sans doute pas appliquer à toutes les étapes du mouvement ouvrier la formule de Lénine «Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire» (Que faire? 1902). Mais on peut dire qu’il n’y a pas mouvement ouvrier s’il n’y a pas, au moins, des éléments de méditation théorique, que ces éléments surgissent spontanément au cours de la «pratique» ouvrière ou qu’ils soient apportés de l’extérieur.C’est pour cette raison qu’il n’est pas possible d’opposer artificiellement le «syndical» au «politique» et que, si le mouvement ouvrier, au sens strict du terme, a pour objectif essentiel l’amélioration du niveau de vie et des conditions de travail, il ne peut être, dans la réalité historique, séparé du socialisme qui est avant tout un mouvement politique et une théorie. Même si le syndicat, dans certains pays, se trouve totalement indépendant du parti politique, l’action syndicale dans le monde contemporain où le rôle de l’État a considérablement grandi ne peut pas ne pas avoir des implications politiques. Quand on est amené à évoquer les objectifs du mouvement ouvrier, on doit constater qu’ils ont inévitablement une nature politique. Quatrièmement, enfin, il n’y a pas de mouvement ouvrier s’il n’y a pas de lutte, c’est-à-dire combat collectif pour la réalisation des objectifs que le mouvement ouvrier a fixés.Voilà déjà qui explique que toute histoire du mouvement ouvrier doit, pour être totale, mettre en avant des considérations en apparence diverses. C’est une problématique qui touche à l’histoire des organisations et à leur typologie (comment apparaissent-elles? comment se différencient-elles? quel est leur impact réel?), à l’analyse des mutations de la conscience de la solidarité ouvrière (quels sont ses degrés? comment s’exprime-t-elle au niveau de l’individu?), à la recherche des buts poursuivis (comment se définissent-ils? et sous quelles influences?) et à l’étude des formes de lutte (ont-elles évolué au cours de l’histoire?).Pour toutes ces raisons, l’histoire du mouvement ouvrier ainsi défini doit faire appel à plusieurs disciplines voisines. Elle est liée à la sociologie, dans la mesure où on peut faire état d’enquêtes sociologiques réalisées dans le passé et dans la mesure où les méthodes propres à la sociologie peuvent permettre une interprétation plus pertinente des documents anciens. Il convient de prendre appui sur l’histoire économique, car les pulsations à court terme et à long terme de l’économie ont une influence directe sur les salaires, sur le plein emploi, et, par voie de conséquence, sur les luttes ouvrières. De plus en plus, les organisations syndicales tiennent compte de la conjoncture pour mener à bien les luttes dont elles assument la responsabilité. La démographie historique permet une meilleure exploitation de certaines statistiques et éclaire l’historien du mouvement ouvrier sur les migrations ouvrières, leurs importances, leurs motivations et leurs conséquences. L’histoire des techniques contribue à l’explication des changements qui s’opèrent dans la composition de la classe ouvrière. La science du droit comporte un secteur spécial consacré à ce qu’il est convenu d’appeler la législation sociale. Il est nécessaire aussi de s’initier aux travaux touchant l’histoire des mentalités, car ils peuvent aider à comprendre la naissance et l’évolution de la conscience de classe parmi les ouvriers. En outre, le socialisme étant inséparable du mouvement ouvrier, l’histoire des idées est un instrument de travail indispensable. Il y a enfin l’environnement politique; il influe sur les conditions de l’essor du mouvement ouvrier, le freinant ou le favorisant selon les circonstances. D’autre part, à mesure que s’affirme le mouvement ouvrier, il agit à son tour et de façon de plus en plus radicale sur cet environnement politique. Comment, par exemple, comprendre les modes politiques de notre temps sans référence au mouvement syndical et aux partis socialistes et communistes? En dernière analyse, le mouvement ouvrier est lié par un phénomène d’interaction à la formation économico-sociale dans laquelle il se développe – même quans il en conteste les principes d’organisation.Cependant, quels que soient les apports des sciences parallèles, l’histoire du mouvement ouvrier a son domaine propre et par conséquent ses méthodes propres. De grands progrès ont été accomplis ces dernières années. Le temps s’éloigne où l’historien se satisfaisait d’une histoire institutionnelle (celle des organisations, de leur congrès, de leurs résolutions) ou d’une histoire-bataille (le récit des grèves) ou d’une histoire-idéologique (l’analyse des diverses écoles socialistes) ou encore d’une histoire-biographie (le destin des militants les plus influents). On est maintenant à la recherche d’une histoire totale qui, partant de l’infrastructure (état réel de la classe ouvrière), cherche à saisir, à décrire et finalement à expliquer le mouvement ouvrier sous tous ses aspects.On ne saurait donc dans les limites d’un article esquisser une histoire d’un mouvement ouvrier qui est devenu mondial. Après avoir traité de la problématique de cette histoire, on évoquera ce qu’on peut appeler la «préhistoire» des mouvements ouvriers. On analysera les obstacles que ce mouvement a rencontrés sur sa route pour conclure sur une proposition de périodisation.1. Définitions et problématiquesProlétariat et mouvement ouvrierLe mouvement ouvrier proprement dit n’apparaît qu’avec la révolution industrielle dont une des conséquences est la concentration de la main-d’œuvre dans des fabriques, propriétés d’hommes qui disposent de capitaux de plus en plus importants et utilisent des machines mues par des sources d’énergie nouvelles. Cette révolution industrielle transforme la condition du «travailleur», même si ses effets ne se font sentir que progressivement ou le plus souvent au travers de crises économiques. Le travailleur entièrement dépossédé de la propriété des moyens de production devient un «prolétaire». Il cesse d’être relativement isolé et indépendant pour s’insérer dans une collectivité. Il est soumis à une discipline stricte. Peu à peu, il se dépersonnalise dans l’acte même du travail, condamné à n’être qu’un rouage dans le processus d’une production dont la forme est de plus en plus sociale. Il est un travailleur dont la tâche est parcellaire. Il subit le chômage, les baisses de salaire, les à-coups de la conjoncture. Sa femme et ses enfants sont eux aussi entraînés dans l’enfer de la fabrique et la famille entière est exploitée en tant que force de travail collective.On aboutit ainsi à une définition du prolétaire qui semble faire l’unanimité des historiens: «le prolétaire peut être défini comme un travailleur vivant exclusivement de la force de ses bras, subsistant au jour le jour d’un salaire, comme un «déraciné», mais aussi comme un «dépendant» tenu par un lien très fort de subordination.» (Pierre Léon). Cette définition admise, il devient possible de mettre en lumière les caractéristiques du mouvement ouvrier telles qu’elles se dégagent d’une réflexion sur son histoire. En d’autres termes, c’est avec l’essor de la grande industrie capitaliste que la lutte des travailleurs prend une extension telle et revêt des formes spécifiques telles qu’on peut désormais parler de mouvement ouvrier.Toutefois, on ne saurait considérer comme identiques les deux termes de « prolétariat » et de «mouvement ouvrier». L’existence du prolétariat comme «classe en soi» ne suffit pas pour qu’il y ait mouvement ouvrier. Il faut qu’on puisse observer une certaine généralisation des luttes ouvrières, un effort sensible d’organisation, la définition de buts (au moins à court terme) et les premières manifestations de la conscience de classe.«Classe en soi» et «classe pour soi»Le mouvement ouvrier ne se développe pas de façon linéaire; il y a dans son histoire un décalage entre «la classe en soi» et «la classe pour soi». La conscience de classe n’apparaît ni immédiatemment ni spontanément. Spontanément, en effet, la classe ouvrière est écartelée entre des tendances centrifuges ; car, en tant que vendeurs de leur force de travail, les ouvriers sont dans une situation de concurrence. C’est une donnée que Karl Marx avait éclairée dès 1847 dans des notes qu’il avait prises pour une conférence sur Travail salarié et capital . Il esquissait alors une typologie des concurrences entre ouvriers: la concurrence des «inoccupés», celle des ouvriers habitués à des salaires inférieurs (exemple: les Irlandais), celle des ouvriers célibataires dont les besoins sont moins élevés que ceux des ouvriers mariés et chargés de famille, celle des travailleurs venus directement de la campagne. Dans les Manuscrits de 1844 , Karl Marx observait déjà que cette concurrence tend à s’aiguiser: «Du fait que le nombre des capitalistes a diminué, écrivait-il, leur concurrence dans la recherche des ouvriers n’existe plus, et, du fait que le nombre des ouvriers a augmenté, leur concurrence entre eux est devenue d’autant plus grande, plus contraire à la nature et plus violente.» Ces tendances centrifuges peuvent revêtir des formes modernes dans des revendications de type corporatif ou sectoriel opposant telle catégorie d’ouvriers à telle autre.La conscience de classe en tant que conscience d’une solidarité face aux «donneurs de travail», apparaît et se développe par la pratique, à travers les luttes ouvrières. Ces luttes ont en effet deux conséquences. D’un côté, par leur succès mais aussi par leurs échecs, elles démontrent aux ouvriers que, quelles que soient les conditions particulières dans lesquelles chacun doit offrir sa force de travail, il y a entre tous communauté d’intérêts. D’un autre côté, les ouvriers ont l’impression d’appartenir à une classe déterminée dans la mesure où ils sont conduits à s’opposer à une autre classe, le patronat, soutenue par l’État. Dans le même temps, le rassemblement à l’intérieur d’une même fabrique facilite, par l’identité des conditions de travail et de discipline, la prise de conscience d’une certaine solidarité, d’autant plus que, fréquemment, ces ouvriers se retrouvent entassés dans les mêmes quartiers. Ce n’est peut-être pas encore la conscience de classe, mais c’est au moins «un sentiment de classe» (Jürgen Kuczinski).Cette conscience, bien que conscience collective, apparaît évidemment dans l’individu-ouvrier. C’est en lui, en dernière analyse, qu’il convient de la saisir et souvent au travers de formes d’expression diverses. D’où l’intérêt pour la quête des médiations et des relais, toujours complexes, des biographies de militants ou des mémoires que d’aucuns ont pu laisser à la postérité. Les témoignages directs sont dans l’ensemble assez rares. Le militant ouvrier, surtout l’ouvrier du rang, s’exprime peu, au moins littérairement. Plus qu’un homme d’écrit, il est un homme de discours. La connaissance que l’on peut prendre de la mentalité ouvrière à travers l’histoire est donc le plus souvent indirecte et nécessite un effort plus grand d’interprétation. Toutefois, avec les progrès de l’organisation, on dispose des discussions de congrès, de la presse, voire des procès ou des archives policières – à utiliser malgré tout avec précaution.Les niveaux de la conscience de classeUne histoire du mouvement ouvrier ainsi envisagée conduit à dégager des niveaux dans la conscience de classe: formes inférieures et formes supérieures de la conscience de classe, et leurs intermédiaires. La forme supérieure, c’est la conscience révolutionnaire, c’est-à-dire la conscience d’appartenir à une classe dont la lutte s’insère dans le mouvement réel de l’histoire. Elle ne dépend pas seulement de la pratique (luttes ouvrières), mais aussi de la pénétration d’une conception scientifique du développement social. Dans un certain contexte historique, cette forme supérieure de la conscience est apportée de l’extérieur. Elle naît de l’assimilation par une élite militante – dont l’influence sur la masse ouvrière croît – de doctrines élaborées par des intellectuels: ainsi du marxisme tel qu’il a été formulé du vivant de Marx et d’Engels. C’est la thèse développée en 1902 par Lénine dans Que faire? À une époque plus récente, les partis peuvent jouer ce rôle, d’où l’expression de A. Gramsci qui les qualifie d’«intellectuels collectifs». Le développement de la conscience de classe est donc un processus complexe. Il peut être plus ou moins rapide, plus ou moins complet, selon les pays, selon les secteurs professionnels, et aussi selon la conjoncture. À une certaine étape du mouvement ouvrier (l’exemple français est tout particulièrement signifiant), ce sont les artisans qui, plus instruits, davantage enracinés dans des traditions politiques, ont élevé le niveau de la conscience de classe dans un prolétariat sans doute concentré, mais récemment arraché à la campagne, où dominaient les mentalités individualistes. Cependant, très tôt, alors même qu’ils n’ont subi aucune influence doctrinale importée de l’extérieur, les travailleurs d’usine ont le sentiment qu’ils constituent un monde à part. «Le prolétaire a conscience de sa situation» lit-on dans un texte allemand en 1844; «en cela, le prolétaire se distingue essentiellement du pauvre qui accepte son destin comme un effet de la providence divine et ne demande rien d’autre qu’aumônes et fainéantise. Ensuite, le prolétaire a compris qu’il se trouve dans un état intolérable et injuste; il réfléchit et se sent un désir ardent de propriété; il veut avoir sa part aux joies de l’existence; il met en doute le fait qu’il doive passer sa vie dans la misère parce qu’il y est né; à cela s’ajoute la conscience de sa force: il s’est rendu compte que le monde a tremblé devant lui et ce souvenir le rend audacieux; il en arrive à ne plus reconnaître les lois et le droit. Jusque-là, la propriété a été considérée comme un droit, il en fait un vol» (Anonyme, Über den vierten Stand und die sozialen Fragen, cité par Kuczinski dans Les Origines de la classe ouvrière ).Diversité des formes et des doctrinesÀ mesure que le mouvement ouvrier se renforce, il se développe sur plusieurs fronts: un front économique (la défense des revendications), un front politique (le problème des rapports avec le pouvoir: faire pression sur lui tel qu’il est ou s’en emparer pour en changer la nature), un front doctrinal (la mise en cause du principe du régime capitaliste et la contestation des idéologies qui tentent de le justifier). Ce qui entraîne d’ailleurs une très grande diversité d’organisations et de doctrines. L’organisation syndicale est, avec les partis politiques, une des composantes essentielles du mouvement ouvrier. Les partis ouvriers apparaissent plus tardivement, car ils ne peuvent être que le résultat d’une maturation politique. À quoi il convient d’ajouter les coopératives – de production et de consommation – les associations de jeunes et de femmes. Les relations entre ces différents types d’organisations varient en fonction des traditions historiques et de l’impact de certaines conceptions doctrinales. En Angleterre, par exemple, le Parti travailliste (Labour Party) est né d’une initiative des syndicats et il y a une liaison organique entre les deux organisations. En Belgique, la fusion est totale entre les trois formes d’organisation ouvrière: le parti, les syndicats et les coopératives. En France au contraire, la tendance dominante, tout au moins jusqu’au début du XXe siècle, est celle de la séparation du syndicat et du parti. Selon les théories, la primauté est donnée tantôt au parti (conception marxiste-léniniste), tantôt au syndicat (conception anarcho-syndicaliste héritée, pour une part, de Proudhon). Entre ces deux extrêmes, l’histoire révèle bien des positions intermédiaires. Le mouvement ouvrier peut ne se préoccuper que de la satisfaction des intérêts immédiats de la classe ouvrière; dans ce cas – et c’est l’orientation actuelle du mouvement syndical américain –, il ne met pas en question la structure du régime capitaliste et se constitue en groupe de pression parmi d’autres. Le mouvement ouvrier peut être qualifié de réformiste quand, tout en poursuivant l’instauration d’une société socialiste, il pense y parvenir par une série de réformes. Sans nier l’intérêt des réformes, le mouvement ouvrier à tendance révolutionnaire considère la réforme comme un simple relais et vise à la transformation complète de la société – cette transformation impliquant selon les circonstances l’intervention de la violence ou une action pacifique des masses (les deux voies peuvent d’ailleurs être combinées).Si, dans l’ensemble, et depuis la fin du siècle dernier, le marxisme tend à l’emporter sur les autres théories socialistes qui inspirent le mouvement ouvrier, il existe à côté de lui – ou en face de lui – des courants de pensée divergents. Aujourd’hui comme hier, il faut faire place à une certaine influence religieuse (il y a un mouvement ouvrier chrétien, marqué par l’encyclique Rerum novarum en 1891), aux séquelles ou aux résurgences du blanquisme et du proudhonisme, et surtout à l’anarchisme.Variantes nationalesMouvement propre à une classe qui se définit d’abord en s’opposant, le mouvement ouvrier s’inscrit dans un contexte social plus général. La tendance à l’internationalisation ne doit pas dissimuler que c’est, malgré tout, dans un cadre national que se développent les luttes ouvrières et que ce cadre national a, en dernière analyse, une influence décisive. C’est ainsi que l’Angleterre est d’abord remarquable par l’antériorité de ses organisations ouvrières (surtout syndicales) et par la prédominance du courant réformiste (le trade-unionisme). Le cas de la France est bien différent. La Révolution de 1789 a marqué profondément le mouvement ouvrier français, dont les préoccupations politiques sont demeurées un trait caractéristique; son histoire est jalonnée par des explosions révolutionnaires dans lesquelles le rôle des ouvriers est de plus en plus déterminant: 1830, 1831-1834, 1848, 1871. D’autres mouvements ouvriers – en Allemagne et en Italie, par exemple – sont nés dans des pays qui n’avaient pas réalisé encore leur unité politique, d’où un mélange d’objectifs nationaux et sociaux parfois contradictoires. Toutes proportions gardées et compte tenu de l’héritage colonial, on retrouverait les mêmes caractéristiques dans les pays en voie de développement.Le mouvement ouvrier américain a longtemps supporté le poids de ses origines. Au départ, la terre inoccupée ne manquait pas; l’ouvrier avait l’illusion qu’il n’était pas éternellement rivé à sa condition de prolétaire et qu’il pouvait personnellement s’en arracher sans bouleversement révolutionnaire: il lui suffisait de partir comme défricheur vers l’Ouest; ce n’était pas la fortune à coup sûr, mais c’était en tout cas l’évasion et une chance. Aussi, a-t-on vu fréquemment s’épanouir aux États-Unis le socialisme agraire et l’utopisme. Si le socialisme utopique est né dans l’Europe industrialisée (Angleterre, France, Allemagne rhénane), c’est aux États-Unis qu’on a tenté de le réaliser, précisement parce que par-delà l’Atlantique, dans ces immenses réserves de terres vierges, tout semblait possible. Les richesses naturelles y étaient d’une telle abondance et les habitants si peu nombreux que chacun pouvait légitimement espérer en avoir sa part. La classe capitaliste apparaissait comme une classe ouverte à laquelle, pourvu qu’il fût habile et sans scrupule, un ouvrier pouvait accéder. Dès lors, à quoi bon la révolution, puisque chacun pouvait réaliser son destin individuel dans le cadre du régime capitaliste? L’immigration, la présence des Noirs formant un sous-prolétariat, accentuaient la concurrence et contribuaient à diviser la classe ouvrière américaine. «Une importance immense appartient à l’émigration, qui divise les ouvriers en deux groupes, les indigènes et les étrangers, et ceux-ci primo en Irlandais, secundo en Allemands, tertio en toute une série de groupes dont les membres ne peuvent communiquer qu’entre eux, savoir: Tchèques, Polonais, Italiens, Scandinaves, etc. Et par-dessus le compte, il y a les Noirs. Il faut des conditions très favorables pour constituer un parti unique avec ces éléments. Parfois il se produit soudain un puissant élan, mais il suffit à la bourgeoisie de lui résister passivement pour que les éléments disparates des masses ouvrières se désagrègent de nouveau» (lettre d’Engels à Sorge, 2 déc. 1893). Ces temps sont révolus, mais ils ont donné au mouvement ouvrier américain une base de départ originale.Depuis 1917, enfin, tout un secteur géographique du mouvement ouvrier est intégré dans un monde qui construit le socialisme. Les problèmes qui se posent à lui sont nouveaux, puisque le parti marxiste joue le rôle de parti dirigeant. Les syndicats peuvent gérer des services qui concernent les travailleurs, telle la sécurité sociale. Ils sont directement intéressés au développement de la production et invités à participer à l’élaboration , à la réalisation et au contrôle des plans. Marcel David observe que, «loin de réaliser une mise hors circuit de la tendance émancipatrice, le passage au socialisme correspond au franchissement par celle-ci d’un seuil au-delà duquel les conditions de son devenir sont qualitativement transformées parce que débarassées des entraves qui en régime capitaliste bornent irrémédiablement leur horizon» (Les Travailleurs et le sens de leur histoire ). Toutefois, l’expérience historique des pays socialistes, le surgissement de certaines crises graves démontrent que les syndicats ne doivent pas renoncer à leur mission revendicative. Faute de quoi, des décisions risquent d’être prises qui, concernant les normes de travail, les prix des denrées de première nécessité, les salaires, les conditions de vie, peuvent aller à l’encontre des intérêts ouvriers.Les obstaclesObstacles internesIl existe d’abord des obstacles internes au développement du mouvement ouvrier, qui tiennent aux conditions mêmes d’existence et de développement des classes ouvrières. Malgré les progrès de la conscience de classe, la concurrence entre les ouvriers ne disparaît jamais complètement. Elle se manifeste sous des formes diverses: opposition l’une à l’autre des catégories professionnelles, influence des idéologies de la classe dominante qui préconisent l’intégration du prolétariat au système capitaliste, existence dans certains pays et à certains moments d’une aristocratie ouvrière dont le niveau de vie est nettement supérieur à celui de la masse ouvrière, survivance du nationalisme, voire d’une sorte d’esprit de supériorité virant à la xénophobie ou au racisme quand les employeurs font appel à une main-d’œuvre étrangère – et cela en dépit des campagnes des partis ouvriers et des syndicats.L’ignorance a été pendant longtemps un autre obstacle au développement du mouvement ouvrier. L’instruction élémentaire a fini par se généraliser, ne serait-ce que parce qu’elle devient économiquement indispensable, en raison de la complexité croissante du processus industriel. Mais la ségrégation culturelle demeure néanmoins une des caractéristiques des sociétés capitalistes. Le mouvement ouvrier a réagi en organisant lui-même la formation de ses militants et en développant une politique de diffusion de la culture. Une des motivations de la lutte pour la diminution de la journée de travail a été la conquête du droit au repos, mais aussi celle du droit au loisir («huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures de loisirs»). Les ouvriers ont été pendant longtemps écartés par le système électoral de toute participation à la vie politique. En France, il a fallu attendre 1848 pour que le suffrage universel soi définitivement établi – et encore a-t-il été fréquemment «tourné». En Angleterre, c’est seulement en 1867 et en 1884 que le droit de vote est accordé à la majorité des travailleurs urbains.Obstacles externesLe mouvement ouvrier doit en outre surmonter des obstacles externes. On doit entendre par là tout appareil répressif mis en place contre les ouvriers.La France fournit un excellent exemple de l’ancienneté et de la continuité de la politique répressive. En août 1539, les ordonnances de Villers-Cotterets font «défense à tous les compagnons et ouvriers de s’assembler en corps sous prétexte de confréries ou autrement, de cabaler entre eux pour se placer les uns les autres chez les maistres ou pour en sortir, ni d’empêcher de quelque manière que ce soit lesdits maistres de choisir eux-mêmes leurs ouvriers soit français soit étrangers». Cette interdiction est renouvelée plus de deux siècles après par les lettres patentes du 2 janvier 1749. La loi Le Chapelier de juin 1791 aboutit aux mêmes conclusions – mais, cette fois, au nom de «l’intérêt particulier de chaque individu». Les articles 414, 415 et 416 du Code pénal de 1810 prévoient en cas de coalition des peines plus dures pour les ouvriers que pour les employeurs. Le contrat de louage de services, tel qu’il est réglementé par le Code civil de 1804, établit un statut d’inégalité entre le maître et l’ouvrier: «le maître est cru sur son affirmation pour l’année échue et pour les comptes donnés pour l’année courante»; c’est ce qu’on appelait en Angleterre la loi Master and servant (Maître et serviteur). La loi du 1er décembre 1803 pourvoit chaque salarié d’un livret qui le met dans la dépendance stricte d’un employeur. Un des objectifs du mouvement ouvrier fut d’obliger la bourgeoisie à desserrer le carcan. Cela ne s’est pas fait sans lutte, d’autant que certaines conquêtes sont fréquemment remises en cause quand la conjoncture apparaît favorable à la bourgeoisie. Le mouvement de libération du prolétariat ne progresse pas sans à-coups. Ainsi, avec l’apparition du fascisme dans les pays où il a exercé sa domination, les organisations ouvrières ont été dissoutes. En dehors des objectifs à long terme qu’il cherche à atteindre, le mouvement ouvrier a donc dû mener un combat quotidien pour s’assurer les libertés nécessaires à son essor.2. Un lointain héritagePauvres contre richesOn ne peut séparer l’histoire du mouvement ouvrier des luttes ouvrières qui ont précédé sa formation. Il n’y a pas de solution de continuité. Certaines formes de lutte et certains types d’organisation se sont maintenus longtemps après qu’aient disparu les conditions qui les avaient fait naître. Des mentalités anciennes survivent qui peuvent contribuer à la formation de la conscience de classe.À travers les âges, le monde du travail, quelle que soit sa forme d’organisation, s’est trouvé en opposition avec ceux qui profitaient du labeur ouvrier.Il n’est pas besoin d’évoquer les temps lointains de la XVIIIe dynastie égyptienne qui, selon la chronique, virent «les nobles en deuil» et «les plébéiens exulter», ou la révolte de Spartacus dont le nom a souvent servi de symbole au prolétariat révolutionnaire. Le Moyen Âge à l’aube des temps modernes est suffisamment évocateur; à cette époque, les ouvriers proprement dits se distinguent mal du «commun» et du «menu peuple». Henri Pirenne tombe dans l’anachronisme lorsqu’il écrit qu’il n’est «pas exagéré de dire qu’aux bords de l’Arno comme aux bords de l’Escaut les révolutionnaires ont voulu imposer à leurs adversaires la dictature du prolétariat» (Histoire de la Belgique ). Toutefois, le vocabulaire médiéval est très significatif de la nature de ces affrontements sociaux. D’un côté, les «petits», les «maigres», les «mécaniques», la «gent vile et de petit estat», les «ongles bleus», les «mains calleuses», le «popolo minuto », les «ciompi », les «populari », les «vilains», les «Jacques», les «croquants», le «fol peuple», etc. De l’autre côté, les «grands», les «gros», les «gras», les «mains blanches», les «bonshommes», les «hommes véritables», etc. Autant de mots qui, s’agissant du petit peuple, distinguent mal les urbains des ruraux, mais témoignent clairement de l’opposition entre les pauvres et les riches.Premières luttesCes siècles sont jalonnés d’«effrois» et de «commotions», avec des années particulièrement dures: la décennie 1375-1385 marquée par la révolte de Gand (1379), celle des ciompi florentins (1378), celle de Wat Thyler en Angleterre (1381).Au sein des métiers, des grèves sont signalées aux XIVe et XVe siècles. Si l’idée que l’arrêt du travail est l’arme efficace entre les mains de ceux qui travaillent est fort ancienne, le mot grève apparaît tardivement. La définition qu’en donne le Littré en 1865 demeure toujours valable: «Coalition d’ouvriers qui refusent de travailler tant qu’on ne leur aura pas accordé certaines conditions qu’ils réclament». Antérieurement, les mots varient suivant les régions et les époques. On parle de taquehan ,de coquehan , de tric , de cabale , de cloque , d’herelle , de monopole , etc. À la fin du XIIe siècle, on trouve dans les Coutumes du Beauvaisis de Beaumanoir une définition du takehan qui ne laisse aucun doute sur cette forme de lutte: «Alliance faite contre le commun profit quand aucunes manières de gens s’accordent qu’ils ne travailleront plus à si bas prix comme avant, mais croissent le prix, de leur autorité, et s’accordent qu’ils ne travailleront pas pour moins et mettent entre eux peines ou menaces contre les compagnons qui ne tiendront pas leur alliance». En Angleterre, le mot strike avec le sens d’«arrêt du travail» n’apparaît guère qu’au début du XIXe siècle. Mais l’expression to strike work (arrêter le travail) est utilisée au XVIIIe siècle.Dans les temps modernes, à mesure que se développe l’industrie, les affrontements sociaux dans les villes prennent de plus en plus le caractère de luttes ouvrières, telle la grève des imprimeurs lyonnais qui commence en 1539 et qu’étudia Henri Hauser (Ouvriers du temps passé, XVe et XVIe siècles , Paris, 1927). Ces ouvriers formulent une série de revendications concrètes: amélioration de la partie du salaire versée en nourriture «(pain, vin et pitance»), réorganisation des heures de travail et limitation du nombre des apprentis. Cette grève était remarquablement organisée: création d’une «bourse commune», formation de compagnies ouvrières chargées de la chasse aux compagnons non grévistes. Le conflit ne se termina qu’en 1572.Premières organisationsDès le XVIe siècle, les compagnons ne trouvent plus de protection dans le cadre de la corporation. D’une part, le système corporatif est loin de concerner l’ensemble du travail industriel; bien des professions, bien des localités lui échappent. D’autre part et surtout, la corporation se transforme. Son évolution est sensible en Angleterre comme en France. Désormais la maîtrise est une caste fermée. Les obligations faites au compagnon pour devenir maître sont alors tellement onéreuses qu’on est compagnon à vie et qu’en fait les maîtres se recrutent dans un cercle familial de plus en plus étroit. On est maître de père en fils ou de beau-père à gendre.Dès lors les compagnons cherchent à s’associer en dehors de leurs employeurs. D’où le surgissement ou la renaissance d’associations plus strictement ouvrières et d’une très grande diversité. En Angleterre se constituent des clubs de compagnons (comme la «chapelle» des ouvriers imprimeurs de Londres créée dès le XVIIe s.) et des «sociétés amicales» (sociétés de secours mutuel). Au siècle suivant, des clubs locaux se réunissent dans des tavernes. Ils sont essentiellement formés par l’aristocratie des ouvriers qualifiés non touchés encore par la révolution industrielle: typographes, tonneliers, ébénistes, ouvriers des chantiers de construction navale, papetiers, etc.En France, ce rôle est avant tout joué par les confréries et les compagnonnages. Au départ, les confréries, dont les origines sont très anciennes, étaient de nature religieuse et, d’ailleurs, il y avait d’autes confréries que les confréries professionnelles. En tout cas, elles groupaient maîtres et compagnons. Mais au XVIe siècle, avec l’évolution de la corporation, des scissions se produisent et on voit apparaître des confréries de maîtres et des confréries de compagnons. Ces dernières organisent fréquemment la solidarité. Elles font figure de sociétés de secours mutuel et peuvent parfois prendre l’initiative des grèves. C’est pour cette raison qu’elles se heurtent aux autorités. Toutefois, elles perdent progressivement de leur efficacité et leur activité est très réduite à la veille de la Révolution. Par contre, les compagnons, dont les origines se perdent dans la nuit des temps, jouent un rôle beaucoup plus caractéristique. Il est possible qu’ils soient nés au Moyen Âge à l’occasion de ces rassemblements ouvriers qui se formaient sur les chantiers des cathédrales. Nous savons, par exemple, que les ouvriers qui taillèrent dans le grès rose la cathédrale de Strasbourg avaient constitué des sociétés secrètes. En tout cas, en même temps que la corporation devient une caste de plus en plus fermée, les compagnonnages se transforment en organisations de solidarité et de lutte. Non seulement ils contribuent, par le tour de France – qui permettait aux compagnons de s’initier aux techniques de plusieurs maîtres – et par la publication d’ouvrages spécialisés à la formation professionnelle de leurs membres, mais on les trouve à l’origine de nombreuses grèves au XVIIe et au XVIIIe siècle. Sans doute sont-ils divisés en rites divers et souvent opposés. Mais il n’en reste pas moins que le compagnonnage a marqué d’une empreinte profonde le mouvement ouvrier français, tout particulièrement certaines branches professionnelles comme le bâtiment. Si on étudie le vocabulaire encore en usage parmi les travailleurs du bâtiment au début du XXe siècle, les survivances sont fréquentes: comme au temps du compagnonnage, le patron on est qualifié de «singe», l’atelier de «boîte», le groupe d’ouvriers de «coterie» et les non-affiliés de «renards», etc.À coup sûr, avant la révolution industrielle on est en présence de groupes de travailleurs très hétérogènes: le compagnon qui conserve encore l’espoir de devenir maître, le compagnon qui se sait condamné à ne plus être qu’un compagnon dépendant, le petit artisan travaillant en chambre (le «chambrelan»), l’ouvrier agricole – domestique, valet ou errant –, le mineur paysan, le tisserand campagnard, petit propriétaire terrien mais subordonné au marchand-fabricant qui lui fournit la matière première (et, quelquefois le métier) et lui achète à prix de façon le produit terminé, les ouvriers des premières manufactures soumis à des règlements stricts, etc. Cette diversité, liée aux structures de l’activité industrielle de ce temps, fait obstacle à tout mouvement d’ensemble. Il n’y a aucun programme dans les luttes menées alors par les travailleurs, qui sont souvent opposés les uns aux autres. Et cependant il y a dans ce passé un héritage qui est une des données du mouvement ouvrier lui-même. Le poids de l’histoire demeure considérable. Les séquelles de jadis subsistent longtemps. Le mouvement ouvrier français en apporte de nombreuses preuves dans la première moitié du XIXe siècle. Après la Révolution et l’Empire, on assiste à un réveil certain de l’activité «compagnonnale», voire à des tentatives de réformes visant à l’adapter à des exigences nouvelles. En 1832, à Paris, des compagnons sont sur les barricades du cloître Saint-Merri. En 1845, ils dirigent la grève des ouvriers charpentiers parisiens et organisent encore, le 10 mars 1848, une grande manifestation dans la capitale. Malgré tout, le compagnonnage est dépassé comme forme d’organisation ouvrière. Il ne joue qu’un rôle très effacé dans les secteurs les plus récents, les plus dynamiques de la production industrielle. Ce n’est pas seulement le chemin de fer qui tue le tour de France, mais la transformation de l’apprentissage.Le luddismeSi le mouvement ouvrier ne commence vraiment qu’avec la révolution industrielle, il hérite incontestablement d’organisations et de formes de lutte antérieures.Même si, dans les luttes ouvrières les plus contemporaines, il peut arriver qu’il y ait des destructions de machines et de matériel, on peut considérer qu’il s’agit d’un type de défense qui appartient au passé. Le luddisme est d’un autre temps, d’un temps où les ouvriers ne voient pas au-delà de la machine. «Il faut du temps et de l’expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre la matériel de production mais contre son mode social d’exploitation» (Karl Marx, Le Capital , liv. I, t. II). À la différence des outils utilisés dans les métiers traditionnels (artisanat), la machine est trop coûteuse pour qu’un seul homme puisse en être l’acquéreur et le propriétaire. Elle ne se meut que servie par un nombre croissant d’ouvriers. Son emploi se généralisant, la machine provoque la ruine des artisans et le chômage des ouvriers. D’où la haine des machines dont la destruction est une des premières formes de la lutte ouvrière. Le luddisme doit son nom à un mythique Ned Ludd, parfois appelé, dans la tradition de Robin des Bois, «le roi Ludd de la forêt de Sherwood». Opérant dans le Leicestershire à la tête de plusieurs bandes, il aurait en 1779 brisé des machines à fabriquer des bas. Ce mouvement entraîne à la fois des artisans menacés de disparition et des ouvriers que la machine risque de jeter hors de la production. Sauf aux États-Unis où la main-d’œuvre est rare, les briseurs de machines surgissent dans toute l’Europe occidentale. Il y a une nouvelle flambée dans les premières années du XIXe siècle. En Angleterre, le mouvement semble assez bien organisé. En tout cas, seuls sont détruits les métiers à tisser appartenant aux employeurs qui ont réduit les gages de leurs ouvriers. En France, le mouvement est nettement provoqué par la crainte du chômage; il éclate quand apparaissent de nouvelles machines dans la cordonnerie, l’industrie textile, la chapellerie et l’imprimerie. Il y a deux grandes vagues de luddisme: de 1817 à 1821 et de 1830 à 1833.3. Esquisse d’une périodisationLes facteurs qui conditionnent l’évolution du mouvement ouvrier sont d’une telle complexité que toute tentative de périodisation prête à controverse. Il apparaît toutefois qu’on peut distinguer quelques grandes étapes si on tient compte à la fois des influences nationales et de l’internationalisation du mouvement. On essaiera seulement de caractériser chacune de ces périodes.La première moitié du XIXe siècleUne première période débute à la fin de la crise révolutionnaire et des gueres de l’Empire, et se termine autour de 1848. Dès l’abord, un fait la caractérise: la très forte poussée du mouvement ouvrier anglais. En 1833 est créée sous l’influence d’Owen la Grand National Consolidated Trades Union qui, très rapidement, arrive à grouper 500 000 adhérents. Après son échec, dû à la répression, l’Angleterre connaît avec le chartisme le premier mouvement ouvrier de masse unissant des revendications politiques et économiques. La France est, tout au moins au début, dans une phase de transition. Si, en juillet 1830, les ouvriers ne constituent guère qu’une force d’appoint pour la bourgeoisie désireuse d’en finir avec le régime de la Restauration, dès 1831 (en novembre, insurrection des canuts lyonnais), ils engagent le combat sans perspective lointaine mais pour la défense de leurs intérêts. De plus en plus nombreux, ils participent à l’activité des sociétés secrètes. Durant la monarchie de Juillet, et surtout après 1840, les idées socialistes commencent à pénéter dans une élite ouvrière encore encadrée par les artisans ou les ouvriers artisanaux (par cette expression empruntée à E. Labrousse, on désigne les ouvriers qui travaillent avec des procédés anciens dans de petites entreprises). En dépit des nouvelles lois répressives, il y a des grèves importantes à Paris en 1840. Flora Tristan, une femme d’origine bourgeoise mais très liée aux ouvriers et qui avait étudié sur place le mouvement ouvrier anglais, préconise sous le titre «l’Union ouvrière» une organisation générale des travailleurs. Elle échoue, mais l’idée était lancée. Le rôle des ouvriers est déterminant lors des journées de février 1848. Ce sont eux qui imposent avec la République la proclamation des libertés démocratiques fondamentales. Pour la première fois, un ouvrier, le mécanicien Albert, entre dans un gouvernement. Le gouvernement provisoire reconnaît le droit au travail, la liberté de fait des associations, crée une Commission du gouvernement pour les travailleurs, organise les ateliers nationaux pour les chômeurs, encourage les coopératives de production, supprime le marchandage (contrat par lequel un marchandeur se charge d’exécuter un travail pour un entrepreneur en lui fournissant la main-d’œuvre) et fixe, tout au moins à Paris, la journée de travail à dix heures. Toutefois il y a encore beaucoup d’illusions à propos de la fraternisation des classes, et, d’autre part, dans cette France demeurée rurale, Paris et les grandes villes sont relativement isolées par rapport au reste du pays. La suppression des ateliers nationaux provoque l’insurrection strictement ouvrière de juin. Elle est brutalement écrasée. En Allemagne, le mouvement ouvrier est en fait très localisé en Saxe et en Rhénanie où, pendant la crise révolutionnaire de 1848, Marx et Engels, prenant conscience du caractère nettement minoritaire du prolétariat, s’efforcent d’organiser un front commun des ouvriers, des artisans et de la petite bourgeoisie. Mais la défaite des ouvriers parisiens en juin 1848 ouvre une période de réaction. C’est cependant en 1847-1848 que se situe la première organisation révolutionnaire internationale. Il s’agit de la Ligue des communistes, dont le programme rédigé par Karl Marx, est connu sous le titre de Manifeste du Parti communiste (1848). Toutefois, la Ligue des communistes ne compte qu’un nombre infime d’adhérents (surtout des émigrés) et le Manifeste , pour reprendre les propos d’Engels, n’est «accueilli avec enthousiasme que par l’avant-garde peu nombreuse encore du socialisme scientifique».La naissance du syndicalisme et la Ire Internationale (1848-années soixante-dix)La deuxième période, qui s’ouvre avec l’échec de 1848, peut être prolongée jusqu’à la décennie 1870-1880. C’est dans toute l’Europe occidentale une phase d’essor industriel sans précédent, ce qui entraîne un accroisement du nombre des prolétaires. Après quelques années de recul, le mouvement ouvrier renaît, mais selon des principes nouveaux. En Angleterre, l’échec du chartisme conduit à un syndicalisme accessible seulement à des ouvriers qualifiés (skilled ). Ce dernier est caractérisé par des organisations strictement structurées, qui exigent des cotisations élevées: syndicats de mécaniciens, de charpentiers et de menuisiers et, sur le plan local, le London Trades Council. En 1874, le mouvement ouvrier anglais semble à son apogée et le congrès annuel des Trade-Unions rassemble les délégués de 1 200 000 adhérents. Aucun pays ne peut alors, de ce point de vue, être comparé à l’Angleterre.En France, l’évolution est différente, même si l’influence des syndicats d’outre-Manche y est sensible. Déçus par la IIe République, les ouvriers français ont, durant les premières années de l’Empire, tendance à se méfier de la politique. Napoléon III essaie de profiter de cette situation pour jeter les bases d’un césarisme social. Il favorise les associations de secours mutuel, mais à la condition que leur activité se limite à l’organisation de la solidarité. Il aide à l’envoi de délégations ouvrières aux expositions universelles. C’est un échec. Non seulement les grèves se multiplient, surtout à partir de 1860, mais les chambres ouvrières, qu’il a fallu tolérer après avoir en 1864 concédé le droit de grève, encadrent des corporations de plus en plus nombreuses. Une nouvelle génération de «militants» surgit, dont Eugène Varlin, créateur en décembre 1869 de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris, est le type le plus caractéristique.Toutefois, dans l’histoire du mouvement ouvrier de cette période, l’événement le plus important est la création en 1864 de l’Association internationale des travailleurs (A.I.T.), plus connue sous le nom de Ire Internationale. «Elle n’est, pour reprendre l’expression de Marx, fille ni d’une secte ni d’une théorie. Elle est le produit spontané du mouvement prolétaire engendré lui-même par les tendances naturelles irrépressibles de la société moderne» (rapport du Conseil général de l’A.I.T. pour le congrès de Bruxelles de 1868, rédigé par Karl Marx). La création d’un marché mondial facilite en effet un début de prise de conscience de la solidarité ouvrière internationale. Sans doute ne convient-il pas d’exagérer l’importance de l’A.I.T., mais elle constitue une étape décisive, ne serait-ce que parce qu’elle rassemblait des élites ouvrières appartenant à des courants très différents, mais disposant toutes d’une influence réelle sur le prolétariat qui alors se développait.Presque au terme de cette période, la Commune de Paris apparaît comme la première expérience au monde d’un pouvoir à dominante ouvrière. La répression qui la suit porte un coup très dur au mouvement ouvrier international. Le congrès de l’A.I.T. tenu à La Haye en 1872 décide le transfert du Conseil général de l’organisation aux États-Unis où, en 1876, elle procède à sa propre dissolution. Entre-temps, et c’est aussi une des causes de la crise de l’A.I.T., s’est affirmé avec Bakounine un courant anarchiste ou anarchisant.Quelques années après la Commune, on assiste à un phénomène nouveau: la naissance de partis ouvriers internationaux se réclamant du marxisme. La décennie 1870-1880 marque donc un tournant.Les partis socialistes nationaux et la IIe Internationale (années quatre-vingt-1914)La période qui commence autour de 1880 est avant tout dominée par le développement, plus ou moins rapide, selon les pays, des partis socialistes autonomes (le Parti social-démocrate allemand, fondé en 1875, constituant en quelque sorte un modèle) et par la naissance de la IIe Internationale, créée à Paris en juillet 1889. L’un de ses premiers congrès, celui de Londres en 1896, décide l’expulsion des anarchistes. De fait, l’influence des anarchistes se limite à quelques pays comme l’Espagne, l’Italie et les Pays-Bas, encore que leur rôle soit relativement important dans le mouvement syndical français. La IIe Internationale ne constitue pas un organisme de direction. Plus qu’une internationale, elle est une fédération de partis nationaux. C’est en 1900 seulement qu’elle a constitué un Secrétariat international permanent et un Bureau socialiste international. Dans chaque pays, les organisations syndicales ont créé des confédérations nationales. Toutefois, sur le plan syndical, l’internationalisation est plus difficile, car les tendances syndicales présentent de trop grandes différences d’une nation à l’autre et parfois aussi d’un secteur professionnel à l’autre. Cependant, des congrès syndicaux internationaux se réunissent. On estime qu’en 1901 les syndicats groupent environ 16 millions d’ouvriers. Ce mouvement touche presque exclusivement l’Europe continentale, les pays anglo-saxons, les États-Unis et les colonies britanniques. Il existe peu de syndicats en Afrique et en Asie (le premier syndicat japonais a été créé en 1897). Un Secrétariat international des centrales syndicales nationales est formé en 1902. Son activité se cantonne surtout à l’information et à la documentation, et, en 1913, il prend le nom de Fédération syndicale internationale. Antérieurement ont été constituées des Fédérations professionnelles internationales (la première en date étant celle des travailleurs des tabacs fondée en 1871). Il faut noter que des syndicats chrétiens ont créé en 1908 un Secrétariat international des syndicats chrétiens, mais celui-ci n’a pas une grande influence. En France, le «catholicisme social» est marqué par un mouvement comme le Sillon et par un homme comme Marc Sangnier (cf. CATHOLICISME LIBÉRAL ET CATHOLICISME SOCIAL). D’une manière générale, les liens internationaux sont très lâches. Des courants divergents s’affrontent dans le mouvement ouvier et la Première Guerre mondiale provoque l’effondrement des organisations internationales, dont les congrès avaient cependant prévu l’organisation de la lutte contre la guerre.La guerre, la révolution soviétique, le fascisme (1914-1934)La guerre, la révolution soviétique, le fascisme: tels sont, dans la période 1914-1934, les événements qui donnent au mouvement ouvrier une nouvelle orientation. Plusieurs tentatives ont été faites pendant la guerre elle-même pour reconstituer des liens internationaux et dégager une politique commune contre ce conflit. Celles qui devaient avoir, ultérieurement, le plus grand retentissement se sont tenues avec la participation de Lénine à Zimmerwald (1915) et à Kienthal (1916). La révolution soviétique est suivie, immédiatement après la guerre, d’une vague révolutionnaire, qui, avec des formes variées et des intensités diverses, déferle sur l’Europe, mais qui est finalement contenue. Partout, le mouvement ouvrier – qu’il s’agisse des organisations syndicales ou des organisations politiques – se divise entre les révolutionnaires à qui Octobre 1917 a donné un souffle nouveau et les courants réformistes. Des partis communistes se constituent et, en mars 1919, est créée à Moscou la IIIe Internationale – l’Internationale communiste – ainsi qu’un peu plus tard (juill. 1921) l’Internationale syndicale rouge. Par opposition sont reconstituées la Fédération syndicale internationale (Internationale dite d’Amsterdam) et, en 1923, la IIe Internationale (elle s’appelle désormais l’Internationale ouvrière socialiste). Si le fascisme provoque des mouvements d’unification, comme en France avec la restauration de l’unité syndicale, le mouvement ouvrier international est encore divisé quand éclate la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, on doit observer que, particulièrement sous l’influence de l’Internationale communiste, le mouvement ouvrier atteint des dimensions universelles.L’essor du mouvement ouvrier (depuis 1945)La défaite des puissances de l’Axe facilite l’essor du mouvement ouvrier, qui reste d’ailleurs profondément divisé. En 1943, Internationale communiste a décidé sa dissolution, mais, pour être différents, les contacts entre les divers partis communistes ont été maintenus. Depuis quelques années, le communisme international est écartelé entre des tendances centrifuges, dont la puissance s’est manifestée dans la république populaire de Chine. Dans l’enthousiasme de l’immédiat après-guerre avait été créée en 1945 la Fédération syndicale mondiale. Seuls les syndicats chrétiens n’y adhéraient pas et son rayonnement véritablement mondial était considérable (elle comptait à son apogée plus de cent millions d’adhérents). La conjoncture politique – en la circonstane les controverses relatives au plan Marshall – provoque une nouvelle scission et, en 1949, est créée la Confédération internationale des syndicats libres (C.I.S.L.). Dans la plupart des pays, on revient au pluralisme syndical. La Confédération internationale des travailleurs chrétiens décide en 1968 de se déconfessionnaliser et prend le titre de Confédération internationale du travail. De leur côté, à l’exception de ceux qui appartiennent au monde socialiste ou qui en sont proches, les syndicats des pays en voie de développement se sont éloignés des grandes centrales internationales existantes.En conclusion, si, malgré son aspiration à l’unité, le mouvement ouvrier demeure divisé tant sur le plan national que sur le plan international, sa puissance au total est incontestable. Sans doute le nombre des adhérents aux partis ouvriers et syndicats varie selon les pays. Mais la force d’attraction des organisations ouvrières politiques et syndicales se manifeste à la fois lors des élections (politiques ou professionnelles) ou dans les luttes revendicatives. On retrouve, quant au fond, les débats de jadis. Mais ils se posent en des termes nouveaux et surtout avec des dimensions nouvelles.
Encyclopédie Universelle. 2012.